
Jean Alfred Marioton, Ulysse et Nausicaa, 1888
Jean Alfred Marioton (Paris, 1863 – Paris, 1903), Ulysse et Nausicaa, 1888.
Historique :
– collection Jonathan Ackerman Coles, Newark, New Jersey (USA)
– 1920, Newark Museum, New Jersey (USA)
– 2016, passage en vente publique à Sotheby’s, New York
– 2016, collection de la galerie Antonacci Laccipirella Fine Arts
– 2016, don de la Société des Amis du Musée d’Orsay (SAMO) à l’Etablissement public du musée d’Orsay (conseil scientifique de l’EPA M’O du 03/10/2016, commission des acquisitions de l’EPA M’O du 10/10/2016, décision du président de l’EPA M’O du 23/11/2016)
Huile sur toile; Dimensions : 146 x 116 cm.
Crédit photo : © Musée d’Orsay / Patrice Schmidt
L’artiste
D’origine modeste (son père était cuisinier et sa mère brunisseuse), Jean Alfred Marioton grandit dans une famille d’artistes puisque ses deux frères, Claudius (né en 1844) et Eugène (née en 1857), devinrent tous deux sculpteurs. Ce fut du reste auprès de son frère aîné Claudius qu’après avoir travaillé très jeune chez un architecte, il se forma à la gravure. Ses talents furent tels qu’il s’orienta vers la peinture, en recevant l’enseignement de Diogène Maillart puis entra à l’école des Beaux-Arts et dans l’atelier de Jean Léon Gérôme. Il poursuivit parallèlement une formation à l’académie Julian auprès de William Bouguereau et de Tony Robert-Fleury. Leur influence fut sans doute plus marquante que celle de Gérôme et de l’Ecole de beaux-arts puisque pendant toute la suite de sa carrière, il se présenta uniquement comme l’élève de ces deux derniers artistes. Régulièrement médaillé à l’Ecole des beaux-arts, il obtint en 1887 le second Grand Prix de Rome, avec La mort de Thémistocle (préfecture de Montpellier) et commença à exposer au salon. Il tenta à nouveau le concours l’année précédente sans obtenir aucune récompense. Cet échec l’incita sans doute à se lancer dans la vie professionnelle. Les portraits qu’il présenta au Salon remportèrent un réel succès et il obtint également d’importantes commandes de décor. Il excella à adapter dans ces deux domaines la fantaisie et la grâce aimable du XVIIIe siècle. Malheureusement la mort mit fin en 1903 à ce succès familial et professionnel en emportant Marioton à l’âge de 39 ans. Cette année-là, l’Etat acquit un décor qu’il avait exposé au Salon intitulé Au matin de la vie (musée de Roubaix) à la demande de ses frères Claudius et Eugène pour aider financièrement sa veuve.
L’œuvre
La galerie Antonacci Lapiccirella s’interroge sur les circonstances de réalisation de ce monumental tableau. Ulysse et Nausicaa fut le sujet proposé aux concurrents du prix de Rome en 1888. Plusieurs revues de l’époque témoignent que Marioton y participa et fit partie des dix finalistes dont les œuvres furent exposées à la fin de l’été à l’Ecole des beaux-arts. La taille monumentale de l’œuvre tout comme certaines parties inachevées confirment l’hypothèse qu’il s’agit du tableau présenté pour ce concours. L’épisode, tiré de L’Odyssée d’Homère, est bien connu : naufragé sur l’île des Phéaciens et à peine vêtu, Ulysse fait irruption parmi l’assemblée féminine qui accompagnait la fille du roi, Nausicaa, au bord de l’eau pour laver ses vêtements en vue de son mariage que vient de lui prédire Athéna. Le sujet avait déjà inspiré de nombreux peintres, comme par exemple, en France, Louis Gauffier (1798, musée des beaux-arts de Poitiers) et Pierre Antoine Augustin Vafflard (1821, passé en vente aux enchères à Brest, 1993). Il avait été déjà le thème donné pour le concours du prix de Rome de paysage historique en 1833 et 1845 (voir dans nos collections l’esquisse d’Achille Bénouville, RF MO P 2015 7). Les critiques soulignèrent du reste l’absence de nouveauté du sujet.

La composition de Marioton, comme celle de l’autre concurrent dont l’essai est parvenu jusqu’à nous, celui de Jean Veber conservé à l’école des beaux-arts de Paris, rompt tout à fait avec la manière dont le sujet avait été traité au cours du premier XIXe siècle. Le paysage a perdu de son importance ; le cadrage s’est resserré sur les personnages, en particulier autour des deux principaux protagonistes. Ce procédé met le récit mythologique à l’arrière-plan, au profit de la relation humaine entre Ulysse et Nausicaa, ce qui accentue le côté intime de la scène. Le parti pris de Marioton est cependant plus classique que celui de Veber : sa composition s’articule autour de la figure féminine de Nausicaa dont la pose monumentale et figée est empruntée à l’Antiquité gréco-romaine et reste conforme à l’esprit de son maître Bouguereau. La femme agenouillée devant elle, qui symbolise la surprise, reprend la manière de Raphaël. Mais Marioton s’éloigne aussi de son maître par bien des points : le traitement des chairs n’adopte pas les effets nacrés de ce dernier et présente beaucoup plus de réalisme tandis que les visages, au contour arrondi et très simplifié, sont plus proches des visages épurés de Puvis de Chavannes que des figures inspirés de la Renaissance italienne de Bouguereau. Les couleurs qu’il adopte, plus sourdes et mates que celles de Bouguereau, se rapprochent également de Puvis ou encore du classicisme de Luc-Olivier Merson (avec lequel il décora du reste l’hôtel Watel-Dehaynin).
Les critiques tout comme le jury s’accordèrent sur « la faiblesse de ce concours » (L’art Français, 4 août 1888). Le jury ne décerna aucun grand prix ; il accorda un deuxième grand prix à Maurice Eliot, élève de Cabanel, et une mention à Paul Buffet, élève de Jules Lefebvre et Boulanger. Il faut en réalité penser que ce concours est emblématique de la crise qui secoue l’Ecole des beaux-arts et la peinture d’histoire, marquée par la difficulté à faire coïncider des sujets mythologiques ou antiques avec la réalité moderne : « On a ri, paraît-il, dans certains camps, du sujet donné. Mais véritablement ce bon Ulysse méritait-il un tel accueil, quelque léger qu’il fût en son déshabillé pittoresque? Non, non, non. Le nu, les draperies, le paysage et la mer, n’offraient-ils pas là, au contraire, matière au charme, à la vigueur, à la vérité et à la variété de l’interprétation ? Le moderne et l’antique ne pouvaient-ils être compris, conciliés, mieux rendus surtout par les concurrents » témoigne une revue. Le tableau de Marioton est en réalité un témoignage intéressant des stimulantes tentatives faites à l’époque pour renouveler le classicisme. Et certains critiques s’étonnèrent du reste de son insuccès : « Une chose m’étonne maintenant. C’est que leur condisciple Marioton n’ait point été compris dans les récompenses. Bien que mal équilibrée dans la toile et rappelant un peu trop tel ou tel peintre connu, sa composition du moins, son exécution, ses draperies, sa Nausicaa même, dénotaient une science et une habileté réelles. L’Ulysse, hélas ! faisait tâche et le tout manquait d’air et de plans. Mais le talent était indéniable. Marioton, courage!… » (La Revue normande, août 1888).
L’achat de ce tableau permet d’enrichir les collections du musée d’Orsay d’une œuvre témoignant de façon particulièrement intéressante du concours du Prix de Rome, étape-clef de la carrière des artistes académiques du XIXe siècle, à une époque de transition d’une grande richesse pendant laquelle se reformule, sous l’influence de Puvis de Chavannes, les canons classiques.
Notice d’Alice Thomine-Berrada, conservateur au musée d’Orsay.