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Portrait de Madame La Laurencie et de ses enfants, Maurice Denis, 1904

Maurice Denis (Granville, 1870 – Paris, 1943),
Portrait de Mme de La Laurencie et de ses enfants, 1904.

1905, vendu 1.900 francs à M. le Comte Jean de La Laurencie (CDV n° 422 : « Portrait et cadre La Laurencie ») ;
Jusqu’en 2000 : diverses collections particulières par descendance ;
2008, Acceptation par la Commission des Acquisitions de la Donation sous réserve d’usufruit de Mme Anne-Marie Regnault de Maulmin de l’oeuvre de Maurice Denis, Portrait de la famille La Laurencie ;
2009, Donation de la nue propriété de l’oeuvre à la SAMO ;
2013, don manuel de la SAMO (Société des Amis du Musée d’Orsay) à l’Etablissement publique du musée d’Orsay (conseil scientifique de l’EPA M’O du 02/12/2013, commission des acquisitions de l’EPA M’O du 09/12/2013).
Huile sur toile, L. 1.47 ; H. 1.24 m. RF 2013 18.

Expositions : 1905 SNBA n° 404, Portrait de Mme de L.L. et de ses enfants. [autres oeuvres exposées au Salon de 1905 : 403 La Treille (panneau décoratif) / 404 / 405 Hommage à l’Enfant Jésus / 406 : L’Adoration des Mages) ; Pératé Hommage à l’Enfant Jésus ; 1924 Paris Arts décoratifs, n° 140 (daté 1905).

Bibliographie :
1905, Catalogue illustré du Salon de 1905 publié sous la direction de Ludovic Bachet, Paris, Bibliothèque des Annales ; Maurice Hamel, Les Salons de 1905 : Société nationale des Beaux-Arts, Les arts, mai 1905, n° 41, p. 16-31. p. 22 ; 1923, Pératé, L’Art et les Artistes cité p. 72 ; 1945, Barazzetti, p. 283.

Ce portrait de belles dimensions représente Berthe de La Laurencie et ses trois filles, Bibiane (6 ans), Alice (ou Marie-Alice, 4 ans) et Anne bébé. La genèse de l’œuvre nous est connue par une riche correspondance inédite, conservée au musée Maurice Denis et en collection particulière. Ce portrait résulte d’une commande de Jean de la Laurencie, époux de Berthe, qui entre en contact avec Maurice Denis en 1903 par l’intermédiaire d’Octave Maus. Denis accepte immédiatement la demande mais met plusieurs mois à la mener à bien. Les La Laurencie vivent en province et sa méthode de travail repose en effet sur l’étude des modèles d’après nature puis l’exécution de l’ensemble en atelier. La solution finalement retenue entre l’artiste et le commanditaire conduit Denis dans la maison familiale près de Valence en janvier 1904, où il s’arrête sur son chemin vers l’Italie. C’est alors que le peintre décide de placer ses modèles sur la terrasse de leur propriété, la Villa Bel-Air, avec en arrière-plan le rocher de Crussol que Jean de La Laurencie lui demandera de corriger pour respecter la géologie locale. Denis exécute également des dessins, des études peintes individuelles des enfants, et choisit le format de la composition. A son retour d’Italie en avril 1904, il fait halte à Valence à nouveau pour avancer le tableau, qu’il poursuit ensuite à Saint-Germain (Berthe et ses enfants viennent poser à Versailles). Le portrait est achevé en décembre et livré à la famille pour 1800 francs, somme que l’artiste demande de ne pas révéler à son marchand Eugène Druet.

Le tableau met en scène Berthe offrant ses enfants à la bénédiction de la Vierge Marie, selon le souhait même du commanditaire qui précise dès sa première lettre à Denis en juillet 1903 vouloir une composition religieuse dans laquelle l’artiste devra introduire les portraits familiaux. Il assure le peintre de son admiration de longue date pour le sentiment de poésie religieuse qu’exprime la peinture de Denis. Selon une formule qui lui est chère depuis les années 1890, Denis multiplie les effigies d’un modèle, donnant ici à la Vierge et au Christ les traits de Berthe et d’Anne.

La lettre de commande comme l’atmosphère et la facture du tableau traduisent la grande proximité intellectuelle entre Denis et les La Laurencie, en particulier Berthe, qui le charme immédiatement. En dehors des liens affectifs qui se créent entre les deux familles et qui perdurent au fil des générations suivantes, ce sont des communautés de vue esthétique, religieuse et politique, ainsi que des réseaux de relations qui rapprochent Denis et les Laurencie et qu’exprime ce portrait. Berthe de Laurencie est en effet la fille de Vincent d’Indy. Denis est un fidèle de la Schola Cantorum fondée par le compositeur en 1894 et dessine décors et affiche de son opéra La Légende de Saint-Christophe, monté en 1920. En ce sens, l’entreprise de défense et d’illustration d’un classicisme musical et d’une école française de musique rejoint les préoccupations de Denis au tournant du siècle. Depuis le premier voyage en Italie en 1898, Denis veut rompre avec ce qu’il appelle l’impressionnisme, sorte de sténographie de la vie moderne qui caractérise les avant-gardes à ses yeux, en particulier ses condisciples des années nabies, Bonnard et Vuillard, mais également avec le subjectivisme arbitraire d’un Matisse. Cette expérience d’un art « voulu », fondé sur « un certain ordre obtenu par de la synthèse » se renouvelle lors du séjour en Italie de 1904, avec Gide à nouveau. Contemporain de ce périple italien, Le portrait de Berthe et de ses enfants vient précisément confirmer la « méthode classique ». Il faudrait ajouter que Berthe la Laurencie, n’est pas étrangère à l’évolution de plus en plus marquée de Denis vers la droite monarchiste et catholique : « le séjour de Valence a eu une influence très vive sur mes idées ; ma notion de l’Occident s’est particularisée, j’en viens au culte des Bourbons, et l’amour de la vieille France me fait mieux comprendre et goûter ce qui m’a toujours plu dans les arts du passé.(1)»

Malgré sa destination privée, l’œuvre est exposée à la SNBA de 1905. Il suscite le commentaire suivant de Maurice Hamel : « J’aime, dans le Portrait de Madame de L… et des ses enfants, la Vierge et l’Enfant, le paysage de la plus belle harmonie ; j’aime moins les figures modernes d’une naïveté trop voulue. » C’est pourtant le cœur du projet esthétique de Maurice Denis autour de 1900, fonder un classicisme qui ne soit pas un académisme, et repose sur une ré-appropriation sincère et « primitive », selon l’adjectif qu’il applique alors à Maillol, de la tradition. Le Portrait de Berthe de La Laurencie et de ses enfants en est une illustration militante.

A ce titre, il vient compléter notre riche fonds de tableaux de Denis. Si nos acquisitions à titre onéreux récentes cherchent à rassembler les exemples les plus audacieux des années nabies, le don de ce tableau offre une déclinaison au tableau manifeste de l’Hommage à Cézanne. Il constitue également un des rares exemples d’œuvres de commande à un moment-charnière de la carrière de Denis et de sa redéfinition du classicisme.

Sylvie PATRY, conservateur en chef au musée d’Orsay.


(1) Maurice Denis à M. de La Laurencie, Saint-Germain-en-Laye, 5 juillet 1904, ms 4695.

Categories: Acquisition, Peinture